Musée Numérique de Trélazé
Exposition Mémoire de la manufacture d'allumettes

Le contexte de création de ce musée numérique est tout à fait atypique. Il est historiquement lié à une convention de développement culturel, c’est-à-dire un partenariat initié en 2011, entre la ville de Trélazé, la Direction régionale des affaires culturelles des Pays-de-la-Loire (DRAC) et le bailleur social le Toit Angevin-Groupe Podeliha. Il a pour objectif d’accompagner le projet de renouvellement urbain de l’ancienne manufacture des allumettes par une démarche globale d’étude et de mise en valeur du site à l’aube de sa transformation.

Au-delà de son intérêt architectural et patrimonial, l’accent est notamment mis sur la dimension culturelle immatérielle du site à travers une collecte de la mémoire d'une trentaine d'anciens salariés ou de témoins de l'environnement manufacturier.

Une étude ethnologique menée en 2012 par Yann Leborgne missionné par l'OPCI (Office du patrimoine culturel immatériel) a permis de recueillir la mémoire allumettière. Naturellement s’est posée la question de la conservation et de la restitution de cette étude. Le support numérique s’est alors imposé comme l’outil le plus adapté pour valoriser la mémoire orale. Le chantier a été confié à EthnoDoc (centre de documentation et de valorisation du patrimoine culturel immatériel) pour le contenu et à iRéalité (laboratoire de développement numérique) pour la mise en oeuvre technologique. Ainsi, la première exposition thématique est consacrée à l’histoire de la manufacture des allumettes. En plus des témoignages et de l'iconographie collectés, et grâce au concours des Archives départementales de Maine et Loire, nous pouvons les illustrer de documents d’archives inédits. La Région des Pays de la Loire très engagée sur les questions de mémoire ouvrière, nous apporte également son précieux soutien pour réaliser ce musée d’histoire.

L’espace manufacturier de Trélazé

Repères chronologiques
"De la fabrique des frères Lebatteux, vers la 2e manufacture d’allumettes : 12 dates clés"

1863 : Mise en activité de la première fabrique d’allumettes à Trélazé : l’établissement des frères Lebatteux. Cette fabrique donna à la production des allumettes, jusque-là encore très manuelle, une dimension industrielle.
1872 : L’État français se réserve le monopole de l’achat, de la fabrication et de la vente des allumettes chimiques. La fabrication est concédée à la Compagnie générale des allumettes (entreprise privée versant chaque année une redevance à l’État).
Entre 1872 et 1874, suite à la prise en main de la fabrication des allumettes par la Compagnie générale des allumettes, et consécutivement aux expropriations conduites par l’État, 500 fabriques artisanales ferment sur l’ensemble du territoire français. En 1874, il ne reste plus que 11 fabriques d’allumettes en France, dont celles de Nantes et de Trélazé.
En savoir plus…

Les plans

La construction d’une seconde manufacture à Trélazé est intervenue en réponse aux nouvelles contraintes imposées à l’industrie allumettière au moment de l’instauration du monopole étatique. La quête d’autonomie de la France (notamment vis-à-vis des pays de l’Europe du Nord) a mis en avant le principe selon lequel chaque manufacture devrait désormais fonctionner, très rationnellement, sur le mode d’une intégration complète des diverses tâches. Ainsi, depuis l’approvisionnement en peupliers jusqu’au travail du bois, la fabrication, l’emballage et l’expédition des boites d'allumettes, chaque unité de production se devait d’accéder à la plus grande autonomie possible.
Des axes… Des plans permettent de donner un aperçu de l’organisation générale de la manufacture d’allumettes de Trélazé. Celle-ci était structurée autour de deux axes orientés nord-sud ainsi que est-ouest : L’axe nord-sud assurait la mise en relation des environnements humain et matériel. Il faisait également communiquer entre eux les différents bâtiments d’exploitation. L’axe est-ouest matérialisait le mouvement de la production au sein de l’usine. Il coïncidait avec l’orientation des bâtiments où se localisaient les ateliers, édifiés à l’Est de la manufacture, tandis que l’ensemble des magasins et le stockage des produits finis (avant expédition) ont été construits à l’Ouest du site, selon une orientation nord-sud (respectant ainsi l’axe de la communication de l’usine avec l’extérieur).
En savoir plus…

Le site de l’usine / symbolique de l'espace

La nouvelle manufacture fut desservie au nord par la rue Jean Jaurès, et au sud par une voie de chemin de fer. Ce schéma fut pensé de façon à ce que les employés y accèdent du côté nord, tandis les matériaux (l’approvisionnement de la manufacture) et les produits finis (les boites d’allumettes) seraient acheminés du côté sud.
S’est profilée dans l’organisation de cet espace une différenciation très nette entre d’un côté la gestion/circulation des hommes, et de l’autre la gestion/circulation des matières. Ce mode d’aménagement fut reproduit à plus fine échelle au sein même de la manufacture, jusque dans les bâtiments de fabrication. En effet, tandis qu’il était prévu que les ouvriers cheminent et travaillent au sol sur les machines, l’approvisionnement en matériaux des différents ateliers fut imaginé pour s’opérer principalement selon un mode aérien, via un long réseau monorail parcourant l’usine.
En savoir plus…

Être recruté à « la Manu »

Emplois réservés

Disparus dans les années 1970, les « emplois réservés » furent l’une des marques d’expression du pouvoir de l’État sur sa propriété manufacturière. Ce mode de recrutement impliquait l’existence de filtres à l’embauche reposant sur des critères sociaux précis. Les témoins entrés au cours des années 1950 et 1960 se souviennent de quotas qui garantissaient l’arrivée d’anciens militaires (notamment des marins), de veuves de guerre, de pupilles de la nation (les enfants de parents morts durant un conflit pour la France), mais aussi de leurs apparentés.
L'entrée dans cette usine en tant qu’ouvrier et ouvrière dépendait donc d’une relation privilégiée préexistante avec l’État. Ce dernier favorisait ceux qui s’étaient engagés pour la France, qui s’étaient battus pour elle, de même que leur conjoint, leurs enfants et leurs successeurs.
À travers les emplois réservés, l’État français exprimait une reconnaissance filiale de la patrie envers des hommes, des femmes et leurs enfants. Mais entrant à « la Manu », et allant œuvrer à procurer des ressources financières à la nation, ces recrutés continuaient d’être symboliquement assimilés à des engagés pour la France : en atteste leur différenciation d’avec les « civils », l’autre catégorie de recrues admise, en quantité moindre, dans les rangs allumettiers.

Embauche quotidienne

Titulaires à leur poste et non titulaires au « classement »

Bien que bénéficiant d’un statut les assimilant à des fonctionnaires, une fois admis au sein du personnel de la manufacture, les ouvriers n’étaient pas immédiatement considérés comme étant titulaires de leur poste. Les anciens de « la Manu » se rappellent qu’il leur fallait travailler un certain nombre d’heures avant d’être titularisés.
Cette différence entre titulaires et non titulaires était vécue chaque jour lors de l’embauche. En effet, dès 6h55, tandis que les ouvriers titulaires allaient directement se placer devant leur machine, les non-titulaires se rendaient dans un hall pour se soumettre au « classement ». Là, suivant les nécessités du moment, un chef d’atelier annonçait les postes vacants pour cause de maladie ou de retard, et chacun s’y voyait affecté pour subvenir aux manques. Cette scène se répétant quotidiennement, les non-titulaires changeaient fréquemment de place au sein de l’usine. Ils étaient polyvalents car ils faisaient office de personnel « volant », à déplacer et replacer en fonction des impératifs de la production.
En savoir plus…

Processus de fabrication ; des peupliers aux allumettes

Des peupliers aux boites d’allumettes

Chez ceux qui y ont travaillé, ou qui ont eu l’opportunité de la visiter, la mémoire de la manufacture de Trélazé traduit une fascination vis-à-vis du processus de fabrication des boites d’allumettes. Au fil des entretiens, celle-ci s’exprime souvent à travers une formule : « il entrait des peupliers, il sortait des boites allumettes ! ».
Ici, les témoins pointent le véritable pouvoir de cette usine ; à savoir, la réalisation en masse d’objets domestiques de consommation courante à partir de spécimens végétaux extraits de l’environnement. Ils mettent aussi en exergue le contraste d’échelle entre les peupliers et les petites boites, de même qu’une différence de temporalité, puisque l’éphémère des allumettes trouvait son origine dans le temps long de grands arbres cultivés en peupleraies.
Certains se souviennent que des peupliers furent autrefois plantés dans l’enceinte de l’usine, sans intention de les exploiter. Cette présence dans le paysage industriel visait avant tout à symboliser l’intégration totale de la production. Ainsi ces spécimens furent-ils impliqués dans une forme de célébration de la transformation manufacturière.

Chaîne de fabrication

Chantier à bois

Travail de force, espace masculin

La mémoire du chantier à bois se révèle variable d’un témoin à l’autre. Les anciennes ouvrières en ont peu de souvenirs car ce lieu était exempt de présence féminine, et qu’il avait été aménagé à l’extrémité de l’usine par rapport aux ateliers qui accueillaient les femmes.
Chez ceux qui l’ont connu parce qu’ils l’ont régulièrement visité ou qu’ils y ont travaillé, la mémoire de ce chantier est plurielle. Chez certains, le souvenir des hommes œuvrant au travail du bois s’efface derrière la fonction qu’ils occupaient dans le dispositif. Leur récit insiste sur une dimension technicienne qui valorise les rouages bien huilés d’une mécanique organisationnelle. Cependant, d’autres mémoires mettent surtout en avant le rapport étroit et direct des ouvriers avec les éléments naturels, qu’il s’agisse des grumes volumineuses à convoyer, ou encore des conditions atmosphériques à braver. C’est alors non seulement la puissance physique des hommes que les témoins expriment, mais également leur capacité à surmonter des forces contraires et à endurer un environnement hostile.
Il ressort de ces témoignages l’idée d’une confrontation en corps à corps, presque sauvage, avec le milieu. Le chantier à bois était le lieu de la masculinité et d’un déploiement de forces musculaires.

Travailler dans les ateliers : mémoire d'ouvrières et d'ouvriers spécialisés

Emboîtage à la main des « boites ménage »

Les récits qui évoquent le travail manuel émanent surtout des plus anciennes ouvrières interrogées, qui avaient été embauchées au début des années 1950 et affectées à l’emboitage des boites « ménage » (boites « 102 »). Cet « emboitage main » était un héritage de la première manufacture de Trélazé. En effet, au moment de la transition de la première vers la seconde usine, il avait été décidé de sauvegarder des tâches manuelles dans l’atelier d’emboitage afin d’éviter tout licenciement d’ouvrières (alors en surnombre du fait de la modernisation de l’appareil de production).
Au-delà de rappeler la transition de la 1ère vers la 2ème usine, la mémoire des tâches manuelles renvoie indirectement à l’âge pré-industriel, peu mécanisé ; et finalement à l’étymologie du terme manufacture : la fabrique à la main. Le témoignage de Gisèle Collot, indique que la sauvegarde de cette dimension manuelle a pu parfois évoquer le maintien imaginaire d’une production à caractère artisanal, où l’on confectionne soi-même des boites d’allumettes tout en songeant à la satisfaction du client. En réalité, même si jusque dans les années 1950 l’emboitage demandait un savoir-faire pour empoigner les allumettes et les introduire dans les tiroirs, l'autonomie des ouvrières s’avérait peu compatible avec la production industrielle. Dans la nouvelle manufacture, ces femmes travaillaient déjà à la chaîne.

Mécanisation de la fabrication des boites d’allumettes

C’est au début des années 1960 qu’aurait disparu l’emboitage à la main des « grosses boites » ménage « 102 ». Leur mode de fabrication rejoignit alors celui des « petites boites » fumeur « 101 », dont la confection était depuis déjà longtemps mécanisée. Pour les anciennes ouvrières concernées, la perte des tâches manuelles fut un virage dans l’exercice de leur métier puisque leur travail quotidien changeait de nature : il s’agissait désormais d’assurer un approvisionnement continu des machines, de suivre leur rythme, et de veiller au bon déroulement du processus.
Un phénomène singulier se dégage des récits évoquant la mécanisation des tâches. D’une part, les souvenirs témoignent d’une identification des ouvrières aux machines sur lesquelles elles travaillaient : ces femmes faisaient corps avec la mécanique, en collant à son rythme et suivant ses mouvements répétitifs : (« je suivais la machine », « il fallait suivre la machine », « il ne fallait pas bavarder », ce qui témoigne des injonctions faites par l’autorité hiérarchique). Dans le même temps, les récits traduisent une différenciation des femmes vis-à-vis des automates, notamment basée sur une tâche de surveillance : (« je surveillais la machine », « il fallait surveiller la machine »).
En savoir plus…

Propreté et surveillance

De façon générale, le nettoyage était la tâche la moins socialement valorisante dans la hiérarchie des travaux accomplis dans la manufacture, au point où l’on laissait faire le balayage aux nouveaux arrivants (les derniers dans l’ordre du classement). Cependant, le nettoyage des machines, très régulièrement assuré par les ouvrières, ne se réduisait pas à cette marque d’infériorité. La mémoire des anciens insiste beaucoup sur son importance capitale dans la maintenance car, si elles étaient insuffisamment nettoyées, les machines se grippaient (ce qui menaçait l’ensemble de la production, et donc le rendement global de l’usine). Les ouvrières, surtout les titulaires, mettaient donc un point d’honneur à astiquer « leurs » mécaniques « comme des sous neufs » afin de les débarrasser des papiers frisés, des points de colle, ou de toutes les petites impuretés susceptibles d’entraver le processus de transformation et la circulation des matériaux.
Au-delà de son utilité productive, le nettoyage intervenait comme un acte d’appropriation et d’identification à l’usine de la part du personnel de fabrication. Il traduisait l’engagement consciencieux de chacun dans l’œuvre manufacturière.

Agir sur des machines : mémoires d’ouvriers professionnels

Mécaniciens d’ateliers

Toutes premières détectrices d’un éventuel dysfonctionnement de leur machine, les ouvrières pouvaient appeler des ouvriers mécaniciens dès qu’une réparation s’avérait nécessaire. Les ateliers de fabrication abritaient ainsi deux forces paradoxales et complémentaires : d’un côté, ils étaient le lieu d’une mécanisation du travail et du corps des ouvrières. D’un autre côté, répondait une maitrise du fonctionnement des machines par les mécaniciens.

Mémoire d’un chauffeur de chaudière

La chaufferie formait la face cachée des signaux extérieurs les plus visibles de l’usine : ses grandes cheminées. Au centre géographique de l’usine, la chaufferie à charbon, était la plus ancienne. Elle fut associée à une centrale à bois qui permettait de réemployer les déchets (de l’écorçage ou déroulage, notamment) dans le processus industriel. Puis, vers 1964, l’ancienne chaufferie fut définitivement abandonnée pour être remplacée par des installations beaucoup plus performantes fonctionnant au fuel, localisées à l’arrière de l’usine.
Portée par son ancien responsable, la mémoire de la chaufferie accorde une large place au fonctionnement de la centrale ainsi qu’à son rôle dans la production des boites d’allumettes. Comme l’explique Jean Delannes, la manufacture avait besoin d’une production massive de chaleur, que ce soit pour sécher les tiges en bois, ou pour maintenir assez liquide (et donc à bonne température lors du chimicage) la pâte destinée à créer le bouton rouge des allumettes. Pour le personnel, il s’agissait donc de veiller absolument à l’alimentation de cette centrale, et se montrer très attentif aux alertes (sifflées) qui trahissaient un dysfonctionnement : vérification du niveau d’eau, de la pression, du combustible…
En savoir plus…

Concevoir des machines : mémoires d’agents de maîtrise et d’ingénieur

Travail dans le bureau d’études

Le bureau d’études de la manufacture fut une création tardive dans l’existence de cette usine. Celui-ci vit en effet le jour en 1970, sous l’impulsion du directeur de l’époque.
Bien que tardive, cette création n’en restait pas moins remarquable. Les anciens de l’usine assurent en effet qu’il s’agissait de l’équivalent, pour l’industrie allumettière, de ce qu’était pour les manufactures des tabacs, le bureau des Aubrais, près d’Orléans. De surcroit, cette création s’avérait cohérente avec le projet industriel qui avait présidé à la reconstruction d’une usine d’allumettes sur le territoire Trélazéen : le bureau technique, le « B.T. », d’après son surnom, devait être effectivement le lieu de l’innovation technologique au sein d’une manufacture qui, dès sa conception, avait été pensée pour célébrer le génie humain et une modernisation de l’appareil productif. Il allait ainsi produire des prototypes mécaniques au sein d’un espace industriel qui, dès son origine, avait été imaginé comme une grande machine novatrice.
En savoir plus…

Les ingénieurs

À travers les ingénieurs, on atteint les sommets de la hiérarchie sociale manufacturière. L’ingénieur était l’homme de science, dont l’esprit devait produire des concepts pour une meilleure connaissance et maîtrise de l’environnement. C’était celui qui, en trouvant des modes d’exploitation rationnels du territoire, allait permettre de procurer des richesses à la nation. Dans le cas précis de la manufacture, il devait incarner l’excellence au service de l’État.
Jusqu’au début des années 1960, tandis que le personnel de la manufacture était encore fonctionnaire, les polytechniciens (les « X ») constituaient l’ensemble du corps des ingénieurs qui dirigeaient et encadraient l’établissement. Puis, consécutivement à un changement de statut, seule la direction de l’usine fut assurée par un polytechnicien. Les nouveaux recrutés devinrent des hommes formés et diplômés par l’école nationale supérieure d’Arts et Métiers. Jean Naviner, jeune diplômé de 26 ans quand il fut embauché à « la Manu » en 1963, était l’un d'eux.

Entre inspection et maintenance

En tant qu’ingénieur d’exploitation, Jean Naviner était chargé d’une grande partie de la maintenance et de l’entretien des infrastructures de la manufacture de Trélazé.
Lorsqu’il était à son bureau, outre des affaires concernant les gestions matérielles et humaines, cet ingénieur se livrait à une quête d’innovations aussi bien organisationnelles que techniques. Mais presque chaque matin, sortant de son domicile de fonction de la rue Jean Jaurès, il effectuait une tournée d’inspection. Cheminant vers les ateliers de fabrication, traversant les ateliers centraux (techniques) jusqu’au chantier à bois et la chaufferie situés à l’autre extrémité de l’usine, ce parcours lui permettait de rencontrer les ouvriers, les mécaniciens et les chefs d’atelier. Au niveau des installations générales, il se montrait attentif aux bruits anormaux qui auraient pu alerter sur la nécessité d'effectuer une réparation. Il pouvait ainsi se rendre compte des problèmes concernant d’éventuelles casses et dysfonctionnements.
Cela dit, lors de ces tournées d’inspection, tout en s’assurant du bon fonctionnement mécanique de l’usine, l’ingénieur montrait aussi sa présence au personnel qui était placé sous son administration. Finalement, à travers la veille industrielle, il exprimait également son pouvoir sur le territoire dont il avait reçu la responsabilité.

Introduire des innovations techniques

Le souvenir de Jean Naviner, concernant un nouveau dispositif du centrage des billes de bois, témoigne de la mécanisation d’un travail qui était initialement assuré par des ouvriers. Quant à sa mémoire d’un variateur de vitesse qui devait assurer une constance de coupe « quel que soit le diamètre des billes », elle traduit une volonté constante d’améliorer le parc des machines pour améliorer la productivité de l’usine. Globalement, ces innovations visaient aussi à émanciper les hommes des contraintes naturelles ; y compris de celles découlant des limites de leur propre corps.

Rapports sociaux dans l’usine

Rapports sociaux dans l’usine

Les témoins associent volontiers « leur Manu » à une « ambiance de travail ». Ils signifient ainsi que, au-delà de la grande mécanique industrielle, une multitude de liens humains donnait un corps et un esprit à cette usine. Rétrospectivement, celle-ci fut donc jugée comme une « bonne boite » ; non seulement parce que sa gestion par la hiérarchie paraît avoir été globalement appréciées, mais aussi parce que les relations sociales y étaient dites « familiales ». En somme, à l’écoute des anciens salariés, un petit air de « famille » flottait sur la manufacture de Trélazé.
La dimension familiale énoncée par les anciens de « la Manu » doit être interprétée à la lumière des particularités du lieu. Il semble en effet qu’une proportion significative d’ouvriers de la manufacture de Trélazé ait disposé d’un ancrage familial dans l’industrie allumettière trélazéenne, et ce, parfois sur deux générations : une ancienne ouvrière assure ainsi être « née dans la Manu » car sa mère, elle-même ouvrière dans la première manufacture, avait été transférée dans la nouvelle usine en 1930, tandis qu’elle était enceinte. Pour certains salariés, l’usine de Trélazé constituait alors un patrimoine familial ; ne serait-ce parce qu’il était possible de se transmettre filialement la place de travail tant convoitée.
En savoir plus…

Relations entre ouvrières

Dans les ateliers de fabrication, le bruit assourdissant rendait difficile la communication entre des ouvrières pourtant géographiquement proches. Dans l’incroyable cacophonie des machines en marche, il fallait attendre la pause, se faire des signes, ou parler fort pour arriver à se faire entendre. Mais cette parole permettait de s’extraire quelques instants des tâches répétitives et de l’attention constante que chacun se devait de porter à son poste.
Malgré tout, les témoignages rappellent que les impératifs de rendements étaient présents, et qu’ils n’étaient pas sans peser sur les relations sociales : des salariées étaient happées par le rythme de travail. Certaines ouvrières à leur poste ne se souciaient guère de leurs voisines, quitte à ne pas les secourir lorsqu’elles avaient besoin d’aide. Il est vrai qu’il n’était pas évident d’évoluer dans l’ensemble manufacturier ; à la fois très collectif compte tenu de l’interdépendance des chaînes de production, mais aussi cloisonnant pour ceux qui se trouvaient enfermés dans la mécanisation des tâches.
En savoir plus…

Relation à l’autorité, engagements syndicaux

La mémoire des anciens salariés donne très peu d’indications concernant les luttes syndicales qui ont pu se dérouler au sein de la manufacture de Trélazé. Et les rares informations sur le sujet se révèlent très contradictoires. Selon les uns, les débrayages étaient nombreux, et au moindre incident un rapport de force s’établissait avec la direction. Mais selon d’autres témoins, surtout d’après les observateurs extérieurs, « la Manu » se serait distinguée dans le paysage local, y compris par rapport à d’autres manufactures, par sa paix sociale et son absence dans les combats syndicaux de l’époque.
Il ne saurait être question de trancher ici en faveur de l’une ou l’autre de ces versions. Simplement, on soulignera que la mémoire des témoins laisse transparaitre de fréquentes luttes qui portaient surtout sur des incidents internes liés à la perception d’injustices ou d’atteintes à la dignité. Ainsi, une grève pouvait-elle être déclenchée par solidarité envers un collègue, pour protester contre l’acharnement d’un chef qui aurait systématiquement contraint un ouvrier à exécuter des tâches dévalorisantes (comme le balayage). Un autre mouvement marquant fut celui qui mit fin aux fouilles collectives et inopinées des ouvriers qui, parfois, quittaient l’usine en emportant avec eux quelques boites d’allumettes.

Les Bretons








La plupart des anciens de la manufacture ont témoigné d’une importante présence bretonne dans l’usine. Celle-ci se manifestait à travers un usage fréquent de la langue au cours de conversations ou de disputes entre des membres du personnel originaires des pays bretonnants. À l’occasion d’un départ en retraite, il leur arrivait aussi d’improviser une danse traditionnelle dans un atelier. Les autres ouvrières pouvaient librement y participer.
Ces expressions culturelles émanaient des plus anciennes de « la Manu » ; des veuves de guerre venues avec l’immigration des Bretons qui avaient trouvé du travail dans les mines d’ardoises. Ainsi, ces ouvrières reflétaient-elles l’importante présence bretonne à l’extérieur. Leur mémoire resitue la manufacture d’allumettes dans l’identité industrielle trélazéenne ; celle que traduisait l’expression locale « les hommes aux ardoisières, et les femmes à la Manu ».

La Manu, au cœur de Trélazé

« Les hommes travaillaient aux ardoisières, et les femmes à la Manu »

Au début du XXe siècle, le maintien de l’industrie allumettière à Trélazé s’est expliqué par des opportunités aussi bien économiques et financières, que sociales. La modernité de l’appareil productif fut bien sûr un avantage de l’usine de Trélazé au regard des nécessités de rentabilité exigées par l’État. Mais il s’agissait aussi de préserver dans cette localité une activité qui, employant déjà beaucoup de femmes dans la 1ère manufacture, procurait des revenus permettant d’améliorer le sort de nombreux couples dont l’homme travaillait aux ardoisières.
Ceci explique peut-être l’expression, encore souvent répétée, selon laquelle « les hommes travaillaient aux ardoisières, et les femmes à la Manu ». Pour autant, même si la grande majorité des époux d’ouvrières de « la Manu » travaillaient aux ardoisières, il n’a jamais existé de parité numérique entre les hommes qui œuvraient par milliers dans les mines, et les quelques centaines de femmes de la manufacture. De même, le nombre d’hommes employés au fonctionnement de cette usine n’était pas négligeable. Cependant, au-delà de la caricature sociologique, la différenciation eut aussi vocation à signifier la radicale altérité qu’a constituée cette usine d’allumettes sur le territoire trélazéen.

Mine d’or et mines d’ardoises

La manufacture occupait une place particulière dans l’imaginaire trélazéen : il est vrai que cette usine transformait une matière végétale, tandis qu’à Trélazé dominait l’activité extractive et le travail d’un minerai. De surcroît, tandis que l’industrie ardoisière était partout présente et marquait de profondes empreintes dans le paysage, « la Manu » était un territoire discret, enclos, une enclave propriété de l’État. Mais surtout, il s’agissait d’un lieu à part du fait de la structure féminine de son salariat, et jusque dans les revenus qui étaient beaucoup plus élevés qu’aux ardoisières. Ce contraste avec la pauvreté des ouvriers ardoisiers a suscité d’importantes jalousies : ceux de la manufacture étaient considérés comme des privilégiés, car leurs conditions de travail étaient meilleures que dans les mines, et ils bénéficiaient d’excellents salaires.
On doit cependant nuancer l’expression des « deux mines » qui ne signifiait pas seulement un clivage en terme de revenus des ouvriers. L’image de la mine traduisait probablement la reconnaissance d’une identité ouvrière incluse dans l’ensemble trélazéen. Cette image était ainsi étonnement commune aux deux industries, bien que « la Manu » n’exerçât pourtant pas une activité extractive. Et cette identité reposait en partie sur la notion d’exploitation : l’exploitation du sous-sol et des mineurs par les industriels privés ardoisiers, et l’exploitation du bois (entre autres ressources) et d’une main d’œuvre locale par un État voulant tirer un maximum de profits de la ventes de boites d’allumettes. L’image de « la mine d’or » révélait ainsi l’apparent paradoxe d’un lieu à part, singulier, très différent, mais aussi totalement intégré dans le paysage industriel trélazéen.

La Manu, un repère spatial et temporel

L’intégration de la manufacture d’allumettes dans le territoire trélazéen apparait clairement quand on s’intéresse à la place qu’elle occupait dans le paysage sonore, visuel, auditif et sensoriel de la ville. Nombreux sont les anciens de Trélazé qui se souviennent de la longue cheminée de béton qui filait vers le ciel. Elle fut, pour certains, un élément important de l’identité paysagère locale ; au point qu’ils en ont regretté la destruction récente. Pourtant, à l’époque où l’usine fonctionnait, ses rejets pouvaient déranger le voisinage du fait des fréquentes retombées de suie. Suivant l’orientation des vents, l’habitude avait alors généré des anticipations pour tenter de sauvegarder les tournées de linges qui séchaient dehors.
Au-delà du repère visuel et de la régularité des rejets polluants, la mémoire de l’ancienne cheminée de la manufacture nous rappelle que, au-delà des salariés de « la Manu », la vie de cette usine a accompagné la rythmique quotidienne de très nombreux Trélazéens. C’est à ce titre que sont souvent rappelées les entrées et sorties en masse des ouvriers qui bloquaient le passage sur la rue Jean Jaurès. De même, le souvenir de la sirène de « la Manu » reste très marquant : ses sonneries réglées, stridentes, audibles sur toute la ville, livraient de précieux et familiers repères temporels.

Coup d’arrêt…

Les derniers instants de la Manu

La fermeture de la manufacture de Trélazé est intervenue le 30 juin 1981. Le récit poignant qu’en font aujourd’hui les anciens n’est pas sans comporter une réelle dimension dramatique : qu’il s’agisse du dernier nettoyage des machines par les ouvrières avant leur départ ; du dernier coup de sirène, de la grille qui s’ouvrit une dernière fois pour laisser partir le personnel, et des pleurs qui ont accompagné ce moment. Certes, les salariés de « la Manu » ne perdaient pas leur emploi ; la plupart allaient être mutés vers des usines de la SEITA (notamment vers la manufacture de Nantes) et d’autres placés en retraite anticipée. Ils étaient avertis depuis plusieurs années de la fermeture prochaine de l’établissement. Alors, au fond, que traduisaient les pleurs des allumettiers ? Avant tout, ils manifestaient l’émotion d’une séparation.
Le dernier coup de sirène marquait, il est vrai, une fin effective. Il mettait un terme irréversible à l’existence de cette usine ; il était son dernier souffle qui coïncidait avec l’arrêt du cœur énergétique, la chaufferie. Et puis surtout, au-delà de la mise à mort d’un espace de production, ce 30 juin 1981 marquait également la dispersion d’une communauté humaine, une grande période de l’existence qui se tournait, des habitudes et un relationnel de longue durée qui devaient se défaire. Ce fut aussi, pour certains employés, la disparition d’un patrimoine familial. Finalement, l’âme de « la Manu » quittait son grand corps en béton. Un détachement devait s’effectuer entre les hommes et ce lieu. Durant près de 6 mois s’en suivit alors un long délitement intérieur, marqué par le déménagement et la liquidation de l’outil de production. Cette tâche fut assurée par un noyau restreint de volontaires qui, sans être mutés, n’avaient pas encore l’âge de la retraite.

La quête d’explications

Un aspect particulièrement délicat secrété par la mémoire de la fin de « la Manu » réside dans l’incompréhension de la fermeture de l’usine : pourquoi avoir fait disparaitre un site à l’agencement aussi rationnel, dont l’efficacité productive assurait d’importants revenus à l’État ? Pourquoi le choix s’est-il porté sur l’usine de Trélazé plutôt que vers une autre, alors que cette usine était réputée comme étant l’une des plus rentables ? Telles sont les questions irrésolues avec lesquelles les anciens de « la Manu » ont dû longtemps vivre ; et vis-à-vis desquelles ils se sont chacun forgé leur réponse.
D’après l’ancien ingénieur Jean Naviner, la décision de fermer aurait été prise en tenant compte du fait du faible coût social engendré. Les performances de l’usine de Trélazé et sa forte mécanisation auraient été telles que le nombre de personnes à reclasser aurait été plus faibles que sur d’autres sites. Ici, les gains de productivité de l’usine avaient induits des embauches moins nombreuses qu’ailleurs, si bien qu’une partie de salariés approchait un âge où la retraite anticipée devenait une possibilité. Ainsi, « la Manu » pourrait avoir été victime de sa modernité ; une mécanisation toujours plus poussée qui aurait progressivement remplacé la main d’œuvre, rendant de facto plus aisée la suppression du site.

Vers une nouvelle fonction

La reconversion du site en pôle d'habitats

La manu : une source d'inspiration pour les artistes

La résidence de Banquet d’avril à la manufacture des allumettes s’est déroulée de septembre 2013 à juin 2014. Avant sa réhabilitation en pôle d’habitat, le site de la manufacture des Allumettes a fait l’objet d’un projet de développement culturel porté par la Ville de Trélazé, la Direction Régionale des Affaires Culturelles des Pays de la Loire et le Toit Angevin - groupe PODELIHA (propriétaire du site). Dans ce cadre, la compagnie Banquet d’avril a été sollicitée pour effectuer une résidence de création mêlant ateliers de pratiques artistiques avec des habitants et prestations d’artistes professionnels. En savoir plus…



La manu : un patrimoine trélazéen